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Sent: Thursday, March 06, 2003 6:26 AM
Subject: Littérature étrangère Comment ça s'écrit ...

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Livres

Littérature étrangère Comment ça s'écrit
Quand les souris rient

Par Mathieu LINDON
jeudi 06 mars 2003

Aleksandar Hemon
L'espoir est une chose ridicule
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Johan-Frédérik Hel Guedj. Laffont, «Pavillons», 312 pp., 20 €.


«Si j'avais vécu dans un rêve, j'aurais rêvé d'être quelqu'un d'autre, une petite créature enfouie à l'intérieur de mon propre corps, agrippée, toutes griffes dehors, aux parois de mon torse ­ un cauchemar récurrent.» C'est la première phrase de L'espoir est une chose ridicule. Plus tard, il y aura une souris à massacrer, qui dérange le couple constitué de Rachel, l'Américaine, et de Jozef Pronek, l'immigré bosniaque. Il se sert d'un livre pour le boulot, Rachel lui en a tendu un. C'est l'Idiot, il refuse. La Mort à Venise en poche fera mieux l'affaire. Mais la souris survit. Il faut tâcher de la noyer, elle est increvable. «­ Je n'ai jamais vu la souris comme celle-ci.

­ De souris comme celle-ci.

­ Quoi ?

­ De souris comme celle-ci. Et pas la souris comme celle-ci.

­ Pourquoi il faut tout le temps que tu me corriges Et la souris finit le chapitre en meilleur état que la relation entre ses deux apprentis meurtriers. Il y a encore une souris à la toute fin du livre. «Je suis allongé dans le noir, les yeux ouverts, paralysé, je me mordille l'articulation de l'index, et j'attends que le mal surgisse de cette boule de fourrure toute palpitante de vie, et qu'elle fonde droit sur moi, ce qu'elle a fait. Maintenant, elle est en moi, elle me griffe les parois de la poitrine, elle tente de sortir, et je ne peux rien faire pour l'en empêcher. Alors je me lève.» Le rêve d'être quelqu'un d'autre, parfois, est un mauvais rêve. La métamorphose, souvent, tourne mal.

Aleksandar Hemon est né à Sarajevo en 1964 et s'est installé à Chicago en 1992. Cela donne ce dialogue, repris en quatrième page de couverture par l'éditeur, dans L'espoir est une chose ridicule. «D'où êtes-vous ? lui demanda-t-elle.

­ De Bosnie.

­ Je suis désolée.

­ Mais maintenant je vis ici, depuis cinq ans.

­ Je suis encore plus désolée.

­ Ce n'est pas votre faute.» Le Bosniaque en question s'appelle Jozef Pronek. Il est déjà apparu dans De l'esprit chez les abrutis, le premier livre d'Aleksandar Hemon, qui reparaît en 10.18. Il y est en particulier au coeur de Blind Josef Pronek & Dead Souls, son fameux groupe rock. Mais il n'est pas nécessaire d'avoir lu un livre pour lire l'autre, puisque le personnage traverse la littérature comme il traverse l'Histoire, intégré malgré lui à quelque chose qui le dépasse. L'humour des livres d'Aleksandar Hemon vient de l'impossible intervention de ses personnages dans cette Histoire qui, elle, ne cesse d'intervenir sur eux. Un putsch renverse Gorbatchev, George Bush père se rend à Kiev, mais Jozef Pronek n'en est pas moins limité à la vie de Jozef Pronek. «La partie la plus ardue, dans la narration écrite de la vie de quelqu'un, c'est d'effectuer un tri dans l'abondance de détails et micro-événements, tous également signifiants, ou ! également insignifiants.» Il y a une épigraphe de Bruno Schulz à L'espoir... : «Mais que faire des événements qui n'ont pas leur place définie dans le temps, des événements arrivés trop tard, au moment où le temps avait déjà été attribué, partagé, pris, et qui restent sur le carreau, suspendus en l'air, sans abris, égarés ?»

The Question of Bruno était déjà le titre original de De l'esprit chez les abrutis (celui de L'espoir est une chose ridicule est Nowhere Man, qui est aussi le titre du dernier texte, l'éditeur français tire manifestement les livres d'Aleksandar Hemon vers leur côté le plus fantaisiste, ce qui ne semble pas un contresens). L'écrivain déclara à la sortie de la traduction de ce premier livre (voir Libération du 2 novembre 2000) : «Je ne suis pas "exilé" à la façon de Joyce. Je suis plutôt un immigrant : ça veut dire que grâce aux nouvelles technologies, au Net, au téléphone, les immigrants restent en réseau. Or le langage aussi est un réseau et écrire, c'est se brancher sur ce réseau, le secouer et toucher le plus de monde possible. Voilà pourquoi j'écris en anglais. (...) La question de Bruno, c'est "Que serait notre vie si Bruno était là ?" J'ai enseigné l'anglais dans une école juive et un! jour, c'était Hannoukkah, il y avait des petites filles qui dansaient et j'ai pensé "une fille comme ça est morte en 1939, que je n'ai jamais connue". [Dans «Pâque juive», le premier texte de L'espoir est une chose ridicule, le narrateur cherche un poste d'enseignant dans une école juive, et c'est Pessah. Les derniers mots du texte sont «Où es-tu ? Où vas-tu ?», ndlr.] C'est comme l'écrivain polonais Bruno Schulz, assassiné par un S.S. en 1942. Que serait-il devenu ? Quand je suis revenu à Sarajevo, il y avait des gens que je ne connaissais pas forcément dont les visages me manquaient. Mais avec ces réseaux qui se forment, chaque perte devient personnelle. Du coup, la seule façon de rendre les gens présents, c'est d'inventer des histoires à leur propos.»

Aleksandar Hemon prétend avoir appris l'anglais en cherchant chaque mot inconnu dans le dictionnaire en lisant Lolita, et il y a quelque chose du chef-d'oeuvre de Nabokov dans son propre travail. En racontant une histoire de Bosniaque immigré, c'est aussi une espèce de satire du mode de vie américain qu'il propose (comme Nabokov, il nierait certainement, avec une fourberie humoristique, oser la moindre critique contre son merveilleux pays d'accueil). Que Jozef Pronek soit en contact avec des Américains typiques complètement atypiques quand il fait du porte à porte au bénéfice de Greenpeace ou avec des gays tout ce qu'il y a de plus libérés quand il aime Rachel, c'est un monde pour le coup vraiment étranger qu'il a à déchiffrer comme dans ces histoires d'espions dont Aleksandar Hemon raffole, un monde qui s'accroche cependant à lui, jusqu'aux parois de son torse et de sa poitrine, comme une souris.

 

© Libération



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