Vladimir Nabokov

NABOKV-L post 0009679, Fri, 23 Apr 2004 22:09:52 -0700

Subject
Fw: Re: Fw: Fw: Apostrophes Nabokov
Date
Body
EDNOTE. NABOKV-L thanks its Tahiti correspondent Alain Anreu for sharing his
copy of the famous Nabokov/Bernard Pivot TV Interview.

----- Original Message -----
From: "[Alain ANDREU]" <aandreu@ILM.PF>
To: <NABOKV-L@LISTSERV.UCSB.EDU>
Sent: Friday, April 23, 2004 7:20 PM
> Dear all,
>
> This is the text of the interview with B.Pivot. If there are some mistakes
> (or misprints !), please accept my apologies.
>
> Best,
>
> AA
>
> APOSTROPHES : Vladimir Nabokov.
> L'interview intégrale de l'émission. (30 Mai 1975)
>
>
>
>
> Bernard Pivot : Bonsoir Vladimir Nabokov, nous sommes très heureux de
> vous accueillir sur le plateau d'Apostrophes, et nous savons quelle faveur
> rarissime vous nous avez accordée. Alors je vais vous poser tout de suite
> la première question : il est 21 heures 47 minutes 47 secondes.Vladimir
> Nabokov, que faites vous Ă  cette heure-ci ?
>
> Vladimir Nabokov : A cette heure-ci, monsieur, je suis sous mon Ă©dredon.
> avec trois oreillers sous ma tĂŞte, en bonnet de nuit dans ma modeste
> chambre Ă  coucher- qui me sert aussi de cabinet de travail- une lampe de
> chevet bien forte, le phare de mes insomnies, brûle encore sur ma table de
> nuit mais sera Ă©teinte dans un moment. J'ai dans ma bouche une pastille de
> cassis et dans mes mains un hebdomadaire de New York ou de Londres. Je
> mets de côté, j'éteins, je rallume en jurant doucement pour fourrer un
> mouchoir dans la pochette de ma chemise de nuit. Et maintenant commence le
> débat intérieur : prendre ou ne pas prendre un somnifère ; quelle est
> délicieuse la décision positive !
>
> B.P. : Mais, Vladimir Nabokov, quel est votre emploi du temps dans une
> journée ordinaire ?
>
> V.N. : Euh, choisissons une journée au milieu de l'hiver, en été il y a
> beaucoup plus de variété. Donc je me lève entre six et sept et j'écris au
> crayon, au crayon bien taillé debout devant mon lutrin, jusqu'à neuf après
> un breakfast frugal, ma femme et moi nous lisons notre courrier qui est
> toujours assez volumineux. Puis je me rase, je prends mon bain, je
> m'habille, on se promène pendant une heure devant les quais fleuris de
> Montreux, et après le lunch, et une brève sieste, je me mets à ma seconde
> période de travail, jusqu'au dîner. Voilà le programme typique.
>
> B.P. : Quand vous étiez un peu plus jeune, vous aviez déjà cet emploi du
> temps, ou bien, est-ce qu'Ă  l'Ă©poque vous aviez des passions, des
> foucades, des impulsions qui perturbaient vos journées et vos nuits ?
>
> V.N. : Comment donc ! A vingt six ans, Ă  trente ans, l'Ă©nergie, le
> caprice, l'inspiration, tout cela m'entraînait à écrire jusqu'à quatre
> heures du matin. Je me levais rarement avant midi, et j'Ă©crivais toute la
> journée étendu sur un divan. Le stylo et la position horizontale ont cédé
> la place maintenant au crayon et à la verticale austère.Plus de foucade,
> c'est fini, mais comme j'adorais le réveil des oiseaux, le chant sonore
> des merles, qui semblaient applaudir les dernières phrases du chapitre que
> j'avais composé !
>
> B.P. : Donc écrire a toujours été la grande affaire de votre vie, ça on
> s'en doutait un petit peu ; mais concevez vous une deuxième vie dans
> laquelle vous n'Ă©cririez pas ?
>
> V.N. : Je conçois très bien une autre vie, une vie dans laquelle je ne
> serais pas romancier locataire heureux d'une tour de Babel en ivoire, mais
> quelqu'un de tout aussi heureux d'une autre manière- dont d'ailleurs j'ai
> tâté- un obscur entomologiste qui passe l'été à chasser des papillons dans
> des contrées fabuleuses, et qui passe l'hiver à classifier ses découvertes
> dans un laboratoire de musée.
>
> Première pause de l'émission avec la présentation par Gilles Lapouge de
> l'ouvre de Vladimir Nabokov.
>
> B.P. : Mais, euh.Vladimir Nabokov, je voulais vous demander : est-ce que
> vous vous sentez plutôt russe, plutôt américain, ou, maintenant que vous
> vivez en Suisse, plutĂ´t Suisse ?
>
> V.N. : Eh bien, je vais vous donner quelques détails qui se rapportent à
> l'aspect assez cosmopolite de ma vie. Je suis né dans une vieille famille
> russe à Saint Petersbourg, ma grand mère paternelle était d'origine
> allemande, mais je n'ai jamais appris cette langue, et je ne peux pas la
> lire sans dictionnaire. J'ai passé mes premiers étés à la campagne dans
> notre domaine, non loin de Petersbourg, en automne on allait dans le Midi
> Ă  Nice, Pau, Biarritz, Ă  Bastia et en hiver c'Ă©tait toujours Petersbourg,
> qui est maintenant Leningrad, mais oĂą notre belle maison de granit rose
> est toujours là, en bon état, extérieurement au moins.parce que les
> tyrannies vous savez, elles aiment l'architecture du passé. Notre domaine
> était situé dans la plaine boisée, elle est assez proche par sa flore du
> coin nord ouest de l'Amérique, des forêts de trembles, de sombres sapins,
> beaucoup de bouleaux, et des tourbières, splendides. Une multitude de
> fleurs et de papillons, plus ou moins arctiques.Cette phase totalement
> heureuse dura jusqu'au coup d'état bolchevique. Le château fut brûlé par
> des paysans un peu trop zélés et la maison de ville fut nationalisée. Et
> en avril 1919, trois familles de Nabokov, celle de mon père et celles de
> ses deux frères furent obligées à quitter la Russie via Sébastopol, hum.
> vieille forteresse de l'infortune. L'armée rouge venant du nord
> envahissait déjà la Crimée où mon père avait été ministre de la justice
> dans le gouvernement provincial pendant la brève période libérale avant la
> terreur léniniste. La même année, en octobre 1919, je commençais mes
> Ă©tudes Ă  Cambridge.
>
> B.P. : Alors, Vladimir Nabokov, quelle est votre langue préférée, c'est le
> russe, l'anglais, ou le français ?
>
> V.N. : La langue de mes aĂŻeux est encore celle oĂą je me sens parfaitement
> chez moi, mais je ne regretterais jamais ma métamorphose américaine. Le
> français- ou plutôt mon français, qui est quelque chose de très spécial,
> ne se plie pas si bien aux supplices de mon imagination. Sa syntaxe me
> défend certaines libertés que je prends naturellement avec les deux autres
> langues. Il va de soi que j'adore le russe, mais l'anglais le surpasse
> comme instrument de travail.
>
> B.P. : Ah oui ?
>
> V.N. : .Il le surpasse en richesse de nuances, en prose délirante, et en
> précision politique. Euh. toute une procession de nurses et de
> gouvernantes anglaises sortent Ă  ma rencontre tandis que je rentre dans
> mon passé.
>
> B.P. : C'est une citation, ça !
>
> V.N. : C'est une citation, et c'est aussi d'une très bonne traduction. A
> trois ans je parlais mieux l'anglais mieux que le russe, et d'autre part
> il y a eu une période entre l'age de dix et vingt ans.oui, pendant
> laquelle quoique lisant une foule prodigieuse d'auteurs anglais Wells,
> Kipling, Shakespeare, le magazine du Boy's Own Paper, pour ne citer que
> quelques cimes, je ne parlais l'anglais que rarement. J'avais appris le
> français à six ans. Mon institutrice, mademoiselle Cécile Miauton, resta.
>
> B.P. : Comment vous dites ?
>
> V.N. : Miauton, Mi..au..ton.C'est un nom vaudois.
>
> B.P. : Ah c'Ă©tait donc une suissesse !
>
> V.N. : Oui, elle est née à Vevers mais éduquée à Paris, elle était plus
> parisienne que vaudoise.. parce que dans le Vaux on le prononce
> Mi..au..ton, elle c'est Miauton, il y a une petite différence.Elle resta
> dans notre famille jusqu'en 1915. On commença par Le Cid et Les
> Misérables, mais les vrais trésors m'attendaient dans la bibliothèque de
> mon père. A douze ans déjà, je connaissais tous les poètes bénis de la
> France (il cite) :
>
> Souvenir, souvenir,
> Que me veux-tu,
> L'automne faisait voler la grive
> A travers l'air atone,
> Et le bois jaunissant,
> Où la bise détonne.
>
> Et c'est curieux que à cet age tendre, je comprenais déjà que Verlaine
> n'aurait pas dû employer une rime si incestueuse (rires).atone-détonne,
> c'est la mĂŞme racine n'est ce pas ? Alors, voilĂ  donc le calendrier de mes
> trois langues. Maintenant encore quelques détails : comme la plupart des
> Nabokov et comme beaucoup de russes- LĂ©nine par exemple- je parlais ma
> langue natale avec un petit grasseyement, que les moscovites n'ont pas.
> Cela ne me gênais guère en français, quoiqu'il était bien loin ce
> grasseyement de l'adorable r roulé des chanteuses de cabarets parisiens,
> n'est ce pas ?.
>
> B.P. : Que vous avez connues ?
>
> V.N. : Non. Et comment ! (rires). et dont je me hâtai de me débarrasser
> en anglais, après avoir entendu pour la première fois ma voix à la radio.
> c'Ă©tait tragique, euh. je disais par exemple horriblement : I am rrrussian
> comme si je venais du Roussillon (rires). J'effaçais cette tare en
> déguisant la lettre périlleuse par une petite vibration neutre.
> L'alphabet français offre un péril tout différent pour un russe, même si
> ce russe parle français avec une certaine aisance. Ce péril réside dans la
> petite consonne t devant un i. Vous reconnaîtrez toujours un russe de
> l'ancien régime par sa manière de prononcer ce t douceâtre provenant de
> l'alphabet russe. Il dira pstit Ă  pstit, un tsype sympathsique. Les jeunes
> russes éduqués en France n'ont certainement pas cette habitude de leurs
> vieux parents, qu'ils ne remarquent mĂŞme pas, parce que ni l'Ă©tude ni
> l'habitude n'ont affermi chez eux- chez les parents, cette mollesse
> intime. On dirait que la consonne slave salue d'un discret sourire le
> gaulois en fondant d'attendrissement devant lui.
>
> B.P. : Vladimir Nabokov, l'exil- parce que vous êtes un exilé- l'exil, si
> douloureux soit-il, n'est-il pas pour les créateurs, et donc pour vous,
> une chose stimulante, une possibilité d'enrichissement à la fois pour
> l'esprit et la sensibilité des créateurs ?
>
> V.N. : Eh bien je vais vous dire comment ça s'est passé. Après avoir
> passé à Cambridge des examens très faciles en littérature russe et
> française, j'avais bien choisi, et obtenu un petit diplôme de bachelier ès
> lettres- qui ne m'aida en rien dans mes tentatives de gagner ma vie
> autrement qu'en Ă©crivant des livres- je me mis donc Ă  Ă©crire des
> nouvelles, des romans en russe pour des journaux et pour des revues
> émigrés à Berlin et à Paris, les deux centres d'expatriation.
>
> B.P. : C'était en quelle année à peu près ?
>
> V.N. : Euh, c'Ă©tait Ă  Berlin et Ă  Paris entre 22 et 39, mille neuf cent
> vingt deux et mille neuf cent trente neuf (rires). Ah, je suis très
> prudent dans les dates ! Quand je songe maintenant à ces années d'exil, je
> me vois moi et des milliers d'autres russes blancs menant une existence
> bizarre mais nullement désagréable dans l'indigence matérielle et le luxe
> intellectuel, parmi les aborigènes plus ou moins illusoires- français ou
> allemands avec qui la plupart de mes compatriotes n'avaient aucun contact.
> Mais de temps en temps ce monde spectral, Ă  travers lequel nous faisions
> parade de nos plaies et de nos plaisirs, Ă©tait pris d'une convulsion
> redoutable et nous montrait qui était le captif désincarné et qui le vrai
> maître. Ceci arrivait quand il fallait prolonger quelque diabolique carte
> d'identité ou d'obtenir- ce qui prenait des semaines- un visa pour aller
> de Paris à Prague ou de Berlin à Berne. Les émigrés qui avaient perdu leur
> qualité de citoyen russe étaient munis par la Société Des Nations d'un
> passeport dit Nansen, chiffon qui se déchirait piteusement chaque fois
> qu'on le dépliait. Les autorités, les consuls, qu'ils soient britanniques
> ou belges, semblaient croire que peu importait combien misérable pouvait
> être un Etat, disons la Russie Soviétique : tout fugitif de cet Etat était
> beaucoup plus méprisable du fait d'exister en dehors d'une administration
> nationale.mais pas tous parmi nous consentaient à être un bâtard ou un
> fantôme ; on passait de Menton à San Remo disons, très tranquillement par
> des sentiers de montagne bien connus des chasseurs de papillons et des
> poètes distraits. L'histoire de ma vie, donc, ressemble moins à une
> biographie qu'Ă  une bibliographie : dix romans en russe entre 1925 et
> 1930, et huit romans en anglais entre 1940 et aujourd'hui. C'est en 1940
> que j'ai quitté l'Europe pour me rendre en Amérique et y devenir
> professeur de littérature russe. Tout à coup, je me découvre une
> incapacité totale de parler en public. Donc, je décidai d'écrire d'avance
> une bonne centaine de conférences annuelles sur la littérature russe.
>
> B.P. :. centaine ?
>
> V.N. : Oh oui, une bonne centaine.cela fait 2000 pages dactylographiées.
>
> B.P. : .Qui ont été publiées ?
>
> V.N. : .Pas encore, mais ça vient !(rires) Euh.je récitais ceci une
> vingtaine, oui au moins trois fois par semaine, les ayant arrangées dans
> une position pas trop Ă©vidente sur mon pupitre- personne ne voyait ce que
> je faisais (rires) hem.devant l'amphithéâtre de mes étudiants ; grâce à ce
> procédé je ne m'embrouillais jamais et l'auditoire recevait le produit pur
> de mon savoir. Je répétais le même cours chaque année, en y introduisant
> de nouvelles notes, des anecdotes, de nouveaux détails. Un manuscrit sous
> forme de fiches m'apparut bientôt la méthode idéale d'avoir ma pensée
> devant mes yeux, derrière la clôture des livres, n'est-ce pas (rires) ;
> infirmité de l'orateur, monsieur, qui n'était pas complètement dissimulée,
> bien sûr, mais l'art de l'expression y gagnait et l'étudiant alerte
> s'apercevait bientĂ´t que les yeux du professeur se levaient et
> s'abaissaient. au rythme de sa respiration ! (rires). Je souligne cet
> avantage : la personne qui n'avait pas compris quelque chose pouvait
> recevoir de ma main le feuillet encore chaud. !
>
> B.P. : Bon, Vladimir Nabokov, je vais vous poser une question que vous
> allez juger peut-ĂŞtre un peu intime, enfin, pourquoi vivez-vous en Suisse,
> et pourquoi vivez-vous dans un hĂ´tel- et je le signale un palace Ă 
> Montreux- et finalement pourquoi ne vivez-vous pas aux Etats Unis, est-ce
> un refus des Etats Unis, un refus de la vie américaine, un refus de la
> propriété privée ou bien alors euh. éternel émigré refusez-vous de vous
> fixer quelque part ?
>
> V.N. : Pourquoi l'hĂ´tel suisse.eh bien la Suisse est charmante et la vie
> d'hôtel simplifie un tas de choses. L'Amérique me manque beaucoup, et
> j'espère y retourner pour un autre séjour de vingt ans au moins. Une vie
> tranquille dans une ville universitaire de l'Amérique ne présenterait pas
> de différence essentielle avec Montreux, où d'ailleurs les rues sont plus
> bruyantes que dans la province américaine.
>
> B.P. : . ah bon ?
>
> V.N. : . oui, c'est drôle mais c'est comme ça, on va plus vite à
> Montreux ! D'autre part, comme je ne suis pas assez riche, comme personne
> n'est assez riche pour rejouer totalement mon enfance, il ne vaut pas la
> peine de se fixer quelque part. Je veux dire qu'il est impossible, par
> exemple, de retrouver le goût du chocolat au lait suisse de 1910 : ça
> n'existe plus . alors il me faudrait construire des fabriques.
>
> B.P. : .de chocolat ?
>
> V.N. : . de chocolat ! (rires) oui, c'est. ça coûte beaucoup ! Ma femme
> et moi nous avons pensé à une villa en France ou en Italie, mais alors le
> spectre des grèves postales apparaît dans toute son horreur . (rires). Les
> gens de professions posées, les huîtres tranquilles, bien attachées à leur
> nacre natale, ne se rendent pas compte combien un courrier régulier et sûr
> comme en Suisse soulage la vie d'un auteur, mĂŞme si cette offrande d'un
> matin ordinaire ne consiste que de quelques vagues lettres d'affaires et
> de deux ou trois demandes d'autographes, que je n'accorde jamais, avis aux
> lecteurs.
>
> B.P. : . ah bon, pourquoi ?
>
> V.N. : Cela me prendrait trop de temps ! Et la vue du balcon sur le lac
> suisse. lac LĂ©man, ce lac qui vaut tout l'argent liquide auquel il
> ressemble.c'est une mauvaise métaphore, mais enfin.(rires).
>
> B.P. : Bien, Vladimir Nabokov, outre l'exil et le dépaysement, quels sont
> les thèmes principaux de votre ouvre ?
>
> V.N. : Outre le dépaysement.je suis dépaysé partout et toujours. C'est
> mon Ă©tat, c'est mon emploi, c'est ma vie.je suis chez moi dans des
> souvenirs très personnels, qui n'ont quelque fois aucun rapport avec une
> Russie géographique, nationale, physique, politique. Les critiques émigrés
> à Paris, comme aussi mes maîtres d'école à Petersbourg, ont eu raison pour
> une fois de se plaindre que je ne sois pas assez russe. VoilĂ . Et en ce
> qui concerne les thèmes principaux de mes livres, eh bien il y a de tout.
>
> B.P. : Oui, alors là vous vous défilez !
> V.N. : Oui !
>
> B.P. : Est-ce que pour vous, Vladimir Nabokov, un roman ce n'est pas
> d'abord une excellente histoire ?
>
> V.N. : C'est ça, une excellente histoire.(il boit son whisky).
>
> B.P. : Je vous remets un peu de lait ? (il saisit la théière).
>
> V.N. : Oui, un peu de thé, il est un peu fort, vous savez ! (éclats de
> rire dans l'assistance). Je suis parfaitement d'accord avec vous, et
> j'ajouterais toutefois que mes meilleurs romans n'ont pas une mais
> plusieurs histoires, qui s'entrelacent d'une certaine façon. Mon Feu Pâle
> possède ce contrepoint, et Ada de même. J'aime voir le thème principal non
> seulement rayonner à travers le roman mais encore développer des petits
> thèmes secondaires. Quelquefois c'est une digression qui tourne au drame
> dans un coin du récit, ou bien les métaphores d'un discours soutenu se
> joignent pour former un nouvelle histoire.
>
> B.P. : Pensez-vous que les histoires inventées par les romanciers- et
> précisément je pense à un romancier nommé Vladimir Nabokov, pensez-vous
> que ces histoires inventées soient plus intéressantes que les histoires
> vraies de la vie ?
>
> V .N. : Entendons nous : l'histoire vraie d'une vie, elle aussi, a dĂ»
> être racontée par quelqu'un ; et si c'est une autobiographie tracée d'une
> plume pudibonde par un personnage sans talent, il se peut bien que cette
> vie paraisse bien fade à côté d'une invention merveilleuse comme l'Ulysse
> de Joyce.
>
> B.P. : .L'Ulysse de Joyce, je crois, est votre ouvre préférée ?
>
> V.N. : Oui, c'est mon grand dada.
>
> B.P. : Bon , Nabokov c'est Lolita, c'est l'Ă©quation qu'on entend
> toujours. Alors n'êtes vous pas agacé à la fin par le succès de Lolita qui
> a été si considérable qu'on risque de penser que vous êtes le père d'une
> seule petite fille un peu perverse ?
>
> V.N. : Eh bien Lolita n'est pas une jeune fille perverse. C'est une
> pauvre enfant que l'on débauche et dont les sens ne s'éveillent jamais
> sous les caresses de l'immonde monsieur Humbert, oui, Ă  qui elle demande
> une fois : est-ce qu'on va toujours vivre comme ça en faisant toutes
> sortes de choses dégoûtantes dans des lits d'auberges ? Et.pour répondre à
> votre question, non, son succès ne m'agace pas : je ne suis pas Conan
> Doyle, qui par snobisme ou simple bêtise préférait être connu comme auteur
> d'une histoire d'Afrique (rires), qu'il croyait bien supérieure à son
> Sherlock Holmes. Il est assez intéressant de se pencher, comme disent les
> journalistes, sur le problème de la dégradation inepte que le personnage
> de la nymphette que j'ai inventée en 1955, a subi dans l'esprit du gros
> public. Non seulement la perversité de cette pauvre enfant a été
> grotesquement exagérée mais son aspect physique, son âge, tout a été
> modifié par des illustrations dans des publications étrangères : des
> filles de vingt ans ou davantage, de grandes dindes, des chattes de
> trottoir, des modèles bon marché, que sais-je, ou des simples criminelles
> aux longues jambes sont baptisées nymphettes ou Lolita, dans des
> reportages de magazines italiens, français, allemands et cetera.Et les
> couvertures des traductions turques ou arabes atteignent le comble de
> l'ineptie.
>
> B.P. : .vous auriez dĂ» nous en rapporter, c'est dommage.
>
> V.N. : Oui, ce sont des exemplaires très rares (rires). Ils représentent
> une jeune femme aux contours opulents, comme on disait dans le temps, et Ă 
> la crinière blonde, imaginée par des nigauds qui n'ont jamais lu mon
> livre. En réalité, Lolita, je le répète, est une fillette de douze ans,
> tandis que monsieur Humbert est un homme mûr. Et c'est l'abîme entre son
> âge et celui de la fillette qui produit le vide, le vertige, la séduction
> d'un attrait mortel.En second lieu, c'est l'imagination du triste satyre
> qui fait une créature magique de cette petite écolière américaine, aussi
> banale et normale dans son genre que le poète manqué Humbert est dans le
> sien. En dehors du regard maniaque de monsieur Humbert, il n'y a pas de
> nymphette. Lolita la nymphette n'existe qu'Ă  travers la hantise qui
> détruit Humbert : et voici un aspect essentiel d'un livre singulier qui a
> été faussé par une popularité factice.
>
> Présentation du roman Ada ou l'ardeur, paru aux éditions Fayard, et
> traduit de l'anglais par trois traducteurs- dont V.Nabokov lui-mĂŞme.
>
> B.P. : Est-ce que cette Ada est une cousine de la célèbre Lolita ?
>
> V.N. : Non, Ada et Lolita ne sont nullement cousines. Dans le monde de
> mon imagination, car l'Amérique de Lolita est au fond aussi imaginaire que
> celle oĂą vit Ada- les deux fillettes appartiennent Ă  des classes
> différentes- et à des niveaux intellectuels différents. J'ai parlé de la
> première des deux, la plus molle, la plus frêle, la plus gentille peut
> être, parce que Ada n'est pas gentille du tout. Et j'ai parlé de l'abîme
> du temps qui sépare Humbert de Lolita. Par contre, le bon lecteur d'Ada ne
> trouvera rien de particulièrement morbide ou rare dans le cas d'un garçon
> de quatorze ans qui s'amourache d'une fillette compagne de ses jeux. Ils
> iront trop loin, certes, ces deux adolescents, et le fait qu'ils soient
> frère et sour va créer par la suite des difficultés que le moraliste
> prévoit.(il regarde G.Lapouge par dessus ses lunettes)
>
> B.P. : .que Gilles Lapouge a prévues ! C'est un moraliste !
>
> V.N. : Oui ! VoilĂ  !
>
> G.Lapouge : Non, moi j'ai parlé d'allégresse, de.
>
> V.N. : Non, non.c'est comme ça, la moralité et l'allégresse .Ce qui n'est
> pas prévu, c'est qu'Ada et son amant, après beaucoup de désastres et de
> détresses, sont tranquillement réunis dans le rayonnement d'une vieillesse
> idéale. Et une pointe de parodie apparaît par ci par là dans le paradis.
> Je n'ai pas tant de calembours que les personnes patientes cherchent dans
> le livre. Il me semble que cette pointe de parodie est comme un cirque qui
> possède toujours son clown trébuchant entre le numéro de l'acrobate et
> celui de l'illusionniste. Je ne sais pas pourquoi j'ai tant de goût pour
> les miroirs et pour les mirages.Je sais qu à l'âge de dix ans je me
> passionnais pour les tours d'adresse : la magie Ă  domicile dont les
> instruments variaient, le chapeau claque Ă  double fond, la baguette
> étoilée, le jeu de cartes qui se métamorphose entre vos doigts en tête de
> cochon- tout cela vous arrivait dans une grande boite du magasin Peto, rue
> de la caravane près du cirque Ciniselli à Saint Petersbourg- tout cela
> existe encore. Inclus était un manuel de magie, montrant la manière de
> faire disparaître ou changer une monnaie entre vos doigts. Je tâchais de
> reproduire ces trucs en me tenant devant un miroir comme le conseillait le
> manuel : « tiens toi devant un miroir ». Et mon petit visage pâle et
> sérieux qui se reflétait dans la glace m'embêtait et je m'affublais d'un
> loup, masque noir qui me donnait meilleure mine. HĂ©las, je n'arrivais pas
> Ă  Ă©galer l'adresse du fameux magicien Mister Merlin, qu'on avait
> l'habitude d'inviter aux fĂŞtes d'enfants et dont j'essayais en vain
> d'imiter le boniment frivole et trompeur que mon manuel voulait que je
> débite afin d'éclipser le petit manège de mes mains. Boniment frivole et
> trompeur.
>
> B.P. : . oui, tiens.
>
> V.N. : . voilà une définition trompeuse et frivole de mes ouvres
> littéraires.(rires)
>
> B.P. : oh il ne fallait pas le dire !
>
> V.N. : D'ailleurs ces études d'escamoterie ne durèrent pas longtemps ;
> tragique est un terme bien fort et pourtant il y a un petit côté tragique
> à l'incident qui m'aida à renoncer à ma passion et à reléguer cette boite
> dans la chambre de débarras avec ses jouets défunts et ses pantins cassés.
> Voici donc cet incident : un soir de Pâques, à une dernière fête d'enfants
> de l'année, je ne pus m'empêcher d'aller regarder par cette fente de porte
> qui est une des branchies vivantes de la littérature mondiale.
>
> B.P. : Oh, vous pensez au voyeur de Robbe Grillet !
>
> B.P. : Non, pas seulement. LĂ  c'est une porte grande ouverte ! .pour voir
> les préparations que monsieur Merlin faisait pour son premier grand numéro
> dans le grand salon. Et je le vis qui entrouvrait un secrétaire pour y
> glisser tranquillement, franchement, une fleur de papier, et cette
> franchise, cette familiarité du geste était ignoble par contraste aux
> enchantements de son art, et pourtant.je m'y connaissais, je savais ce que
> recelait le frac fripé d'un magicien et de quoi on est capable en fait de
> magie. Ce lien professionnel, le lien de la mauvaise foi, me poussa Ă 
> prévenir une de mes petites cousines, Mara Jevourski, dans quelle cachette
> on retrouvera la rose que Merlin escamotera au cours d'un de ses trucs. Au
> moment critique, la petite traîtresse, une blanche aux cheveux noirs,
> indiqua du doigt le bureau en s'écriant : « mais mon cousin a vu où vous
> l'aviez mise ! » et j'étais très jeune alors, mais je distinguai
> clairement, ou crus distinguer l'expression atroce qui convulsa les traits
> du pauvre magicien. Je raconte cet incident pour satisfaire ceux de mes
> critiques pers.perspicaces- c'est un mot que je ne sais jamais prononcer-
> qui déclarent que dans mes romans le miroir et le drame ne sont jamais
> loin l'un de l'autre. Parce que je dois ajouter que lorsqu'on ouvrit le
> tiroir que les enfants désignaient en ricanant, la fleur n'y était pas !
> (rires) Elle traînait sur la chaise de ma voisine : combinaison charmante,
> gloire de l'Ă©chiquier !
>
> B.P. : C'est une très belle histoire ! Vladimir Nabokov, mais finalement,
> il y a pas mal d'Ă©rotisme dans votre ouvre ?
>
> V.N. : (il sourit).On trouve pas mal d'Ă©rotisme dans l'ouvre de chaque
> romancier dont on peut parler sans rire. Ce que l'on appelle Ă©rotisme
> n'est que l'une des arabesques de l'art du roman !
>
> B.P. : Ce qui est frappant dans votre ouvre et surtout dans Ada, c'est
> votre souci du détail, de l'objet à sa place, de la référence exacte. Tout
> est minutieux chez vous, vous êtes un perfectionniste, et en plus de ça,
> il y a votre goût pour les papillons, et on retrouve dans Ada, et très
> longuement, votre goût, donc, pour les papillons.
>
> V.N. : A l'exception de quelques papillons suisses dans Ada, j'ai inventé
> les espèces mais non les genres, c'est là le gentil détail et je soutiens
> que c'est la première fois qu'on a inventé des papillons scientifiquement
> possibles dans un roman, vraisemblables.On peut répondre : très bien mais
> tout en satisfaisant le savant vous profitez un peu de l'ignorance du
> lecteur en fait de papillons, car si vous aviez inventé un nouveau type de
> chien ou de chat pour les châtelains du livre, la supercherie aurait
> seulement irrité le lecteur qui devrait imaginer chaque fois un petit
> quadrupède assez mythologique chaque fois qu'Ada prend l'animal dans ses
> bras. C'est dommage que je n'ai pas essayé d'inventer des quadrupèdes, je
> le regrette, je n'y ai pas pensé, mais j'ai inventé un nouvel arbre dans
> le verger du château, c'est déjà quelque chose.
>
> Extrait de 1968 montrant V.Nabokov chassant les papillons.
>
> B.P. : (riant).oui, j'ai l'impression que vous êtes rentré bredouille !
>
> V.N. : Oui ! Mais la chasse aux papillons, ce n'est pas gai ! Non, c'est
> plein de tristesse !
>
> B.P. : Bon, mais.je vais vous poser une question : est-ce que vous ĂŞtes
> pour la protection de la nature ?
>
> V.N. : Il me semble que la protection de certains animaux rares est une
> excellente chose, mais elle devient absurde lorsque l'ignorance ou le
> pédantisme s'y mêlent. Je parle de quelque chose qui est maintenant dans
> les journaux : c'est très bien quand on dresse un procès verbal aux
> marchands de curiosités qui collectionnent, pour les vendre à des
> amateurs, un phalène remarquable, la race française d'une espèce espagnole
> dont des colonies éparses risquent de s'éteindre dans la vallée de la
> Durance, où ces marchands vont récolter les chenilles de la belle bête sur
> un conifère commun. Mais c'est absurde quand un garde-chasse défend un
> vieux naturaliste de circuler avec son vieux filet troué.
>
> B.P. : .c'est Ă  dire vous-mĂŞme !
>
> V.N. : Oui !(dans l'assistance : « surtout qu'il n'en attrape pas ! »).
> dans une localité restreinte où vole un certain papillon diurne, dont la
> seule plante nourricière est le baguenaudier.
>
> B.P. : .le baguenaudier ?
>
> V.N. : (reprenant).le baguenaudier, ce que le garde-chasse ignore !.
>
> B.P. : .ah oui, moi aussi !
>
> V.N. : C'est un arbuste à fleurs jaunes et à grosses gousses qui croît
> souvent aux environs des vignes. Et lĂ  oĂą il y a l'arbuste, il y a aussi
> ce papillon. Et c'est l'arbuste qu'il faut protéger, car un million de
> chasseurs ne pourrait détruire cet insecte qui est grand comme ça, bleu
> ciel, et seulement les vignerons peuvent le détruire, en détruisant pour
> quelque raison mystérieuse les baguenaudiers de leurs vignes tout le long
> du RhĂ´ne. Euh.je ne sais pas pourquoi ils le font.c'est lamentable,
> lamentable ces tronçons de baguenaudiers. En d'autres cas la rareté des
> espèces varie selon les saisons, ou bien dépend d'une suite de migrations,
> plus ou moins soutenues et qui soutiennent l'espèce.Les cultivateurs, avec
> leurs pesticides infernaux, la construction des routes, les crétins qui
> brûlent des pneus et des matelas sur des terrains vagues- pouah, la
> senteur !- voilĂ  les vrais coupables. Et pas le savant sans lequel un
> gendarme ne pourrait distinguer un papillon d'un ange ou d'une chauve
> souris.
> B.P. : C'est pas de la prestidigitation, mais vous voulez un peu de thé ?
> (il prend la théière de whisky).
>
> V.N. : .oui, c'est du café cette fois je crois ! Oui, merci.
>
> B.P. : (riant).non, c'est toujours la mĂŞme chose !
> Bien, Vladimir Nabokov, vous qui avez Ă©crit ce merveilleux roman qu'est La
> Défense Loujine, vous qui êtes un très bon joueur d'échecs, que pensez-
> vous de l'attitude de votre compatriote Fisher ?
>
> V.N. : Eh bien, j'étais assez bon joueur d'échecs, pas un gros maître,
> comme disent les allemands, mais.
>
> B.P. : .un « gros maître » ?
>
> V.N. : .oui, ils disent grossmeister- c'est un mauvaise traduction, un
> grand maître. Je n'étais pas un gros maître (rires), mais j'étais un bon
> joueur de cercle si vous voulez, capable parfois de tendre un piège à un
> champion étourdi. Ce qui m'a toujours attiré, en fait d'échecs, c'est
> justement le coup attrape, la combinaison cachée, et c'est pourquoi j'ai
> abandonné les combats pour m'adonner à la composition des problèmes
> d'Ă©checs. Je ne doute pas qu'il existe un lien intime entre certains
> mirages de ma prose et le tissu à la fois brillant et obscur des problèmes
> d'Ă©checs, Ă©nigmes magiques dont chacune est le fruit de mille et une nuits
> d'insomnie. J'aime surtout composer les problèmes dits suicides, où les
> blancs forcent les noirs Ă  gagner. Oui Fisher est un ĂŞtre Ă©trange, mais il
> n'y a rien d'anormal au fait qu'un joueur d'Ă©checs ne soit pas normal,
> c'est normal qu'il soit comme cela (rires), il y a le cas du grand joueur
> Rubinstein au début du siècle : de la maison d'aliénés où il demeurait
> constamment, une ambulance l'apportait chaque jour à la salle de café où
> le tournoi se tenait et puis le ramenait à sa cage noire après le jeu. Il
> n'aimait pas voir son adversaire, mais une chaise vide au delĂ  du damier
> l'irritait encore plus. Alors on mettait lĂ  un miroir, et il voyait son
> reflet ou peut ĂŞtre le vrai Rubinstein.
>
> B.P. : .Mais Fisher, pour en revenir à Fisher, il relève de la
> psychanalyse, non ?
>
> V.N. : Non, c'est tout simplement un grand joueur qui a de petites
> manies !
>
> B.P. : Mais vous ne semblez pas apprécier Freud, enfin, à ce que j'ai cru
> comprendre.
>
> V.N. : Ce n'est pas tout à fait exact. J'apprécie Freud beaucoup en sa
> qualité d'auteur comique..
>
> B.P. : .comique ?
>
> V.N. : .comique oui ! Les explications qu'il fournit des Ă©motions de ses
> patients et de leurs rĂŞves est d'un burlesque incroyable, il faut le lire
> dans l'original d'ailleurs (rires). Je ne comprends pas comment on peut le
> prendre au sérieux, alors n'en parlons plus, je vous en prie.
>
> B.P. : Les Ă©crivains politique n'ont pas l'air, semble t'il, d'ĂŞtre vos
> auteurs de chevet.
>
> V.N. : On me demande assez souvent qui j'aime et qui je n'aime pas, parmi
> les romanciers engagés ou dégagés de mon siècle merveilleux. Eh bien, tout
> d'abord je n'estime point l'Ă©crivain qui ne voit pas les merveilles de ce
> siècle : les petits choses, le laisser aller du costume masculin, la
> chambre de bain qui remplace l'immonde lavabo, les grandes choses comme la
> liberté sublime de la pensée dans notre double Occident. Et la Lune, la
> Lune ! Je me rappellerai avec quel frisson de délice, d'envie et
> d'angoisse, je regardais à l'écran de télévision les premiers pas
> flottants de l'homme dans le talc de notre satellite. Et comme je
> méprisais tous ceux qui soutenaient qu'il ne valait pas la peine de
> dépenser tant de dollars pour marcher dans la poussière d'un monde mort.
> Je déteste donc les colporteurs engagés, les écrivains sans mystère, les
> malheureux qui se nourrissent des Ă©lixirs du charlatan viennois.
>
> B.P. : Ah, c'est Freud encore !
>
> V.N. : C'est Freud encore.
>
> B.P. : (riant) C'est malheureux !
>
> V.N. : Il n'est plus lĂ  mais.(rires). Ceux que j'aime, d'autre part,
> savent que le verbe seul est la valeur réelle du chef d'ouvre. Un principe
> aussi vieux que vrai, ce qui n'arrive pas tous les jours. Il n'est pas
> nécessaire de nommer qui que ce soit : on se reconnaît par un langage de
> signes, Ă  travers les signes du langage ; ou bien au contraire tout nous
> irrite dans le style d'un contemporain détestable, y compris ses points de
> suspension.
>
> B.P. : Or on m'a dit que vous n'aimez pas William Faulkner. Vraiment, je
> n'arrive pas Ă  le croire.
>
> V.N. : Je ne supporte pas la littérature régionale, le folklore
> artificiel.
>
> B.P. : Alors, tout Ă  l'heure on parlait des calembours, et c'est vrai, il
> me semble, que vous jouez beaucoup avec les mots. Vous faites beaucoup de
> calembours.
>
> V.N. : Calembours.je ne crois pas que ce soit le mot juste. On doit tirer
> tout ce que l'on peut des mots, car c'est le seul vrai trésor qu'un
> écrivain vrai possède. Les grandes idées générales sont dans la gazette
> d'hier, comme disait quelqu'un. Si j'aime prendre un mot, et le retourner
> pour voir son dessous luisant ou terne, ou orné d'un bigarrure qui manque
> à sa face supérieure, ce n'est point par curiosité oisive, on trouve
> toutes sortes de choses curieuses en Ă©tudiant le dessous d'un mot : on y
> trouve les ombres inattendues d'autres mots, d'autres idées, des rapports
> entre eux, des beautés cachées qui révèlent tout à coup quelque chose au
> delà du mot. Le jeu de mots sérieux comme je l'entends n'est ni un jeu de
> hasard ni un simple agrément du style. C'est une nouvelle espèce verbale
> que l'auteur émerveillé offre au mauvais lecteur qui ne veut pas regarder,
> au bon lecteur qui aperçoit tout à coup une facette toute nouvelle de la
> phrase chatoyante.
>
> B.P. : Quel est votre plus mauvais calembour, donc le meilleur ?
>
> V.N. : Je l'ai trouvé tout de suite, je ne sais pas pourquoi ! Il y a la
> vieille ville de Tomsk en Sibérie, et moi j'ai inventé deux autres villes
> plus nouvelles : Atomsk et Bombsk.(rires).Ca fait rĂŞver !
>
> B.P. : Ca fait mĂŞme rire ! Je ne sais pas si c'est un bon public mais.
> c'est vraiment un très mauvais calembour, pour les faire rire autant !
> Bon, je vais vous poser la dernière question, Vladimir Nabokov : puis je
> dire de vous que, pour résumer un peu tout ça, vous avez la culture du
> savant et puis j'ajouterais l'ironie du peintre ?
>
> V.N. : eh bien, il y a un petit coin dans la taxonomie entomologique oĂą
> je connaissais tout, où j'étais maître complet, c'était dans les années
> quarante au musée de Harvard. Mais l'ironie du peintre, cela ne va pas.
> L'ironie, c'est la méthode de discussion qu'employait Socrate pour
> confondre les sophistes qu'il avait inventés, et moi je me moque de ce
> Socrate, parmi d'autres, par extension l'ironie est un rire amer. Allons
> donc, mon rire est un pétillement bonhomme qui tient du ventre autant que
> du cerveau !
>
> B.P. : (riant) Admirable fin ! Eh bien merci, Vladimir Nabokov, je
> rappelle donc la traduction que vous publiez cette semaine.qui est parue
> il y a combien d'années en Amérique ?
>
> V.N. : Ada a paru en 1969.
>
> B.P. : Six ans pour traduire !
>
> V.N. : Six ans ! Et quel travail ! Et quelle traduction !
>
> B.P. : Ils s'y sont mis Ă  deux d'ailleurs !
>
> V.N. : Ils ont été trois !
>
> B.P. : Oui, c'est vrai !
>
> V.N. : Ah oui, je suis l'auteur de tous les petits vers.et de tous les
> calembours !
>
>
>
>
>
>
>
>
> FIN